CHAPITRE VI

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DÉFINITION GÉNÉRALE DES COÛTS


RÉSUMÉ

Pour donner un contenu dépourvu d'ambiguïté à la notion de coût, on est conduit à renoncer à évaluer le coût d'un bien ou d'un service, car une telle évaluation exige toujours des ventilations conventionnelles dans le temps ou l'espace. En revanche, on peut évaluer le coût d'une décision ou d'un événement, à condition de définirun scénario de référence, de préciser le point de vue de l'observateur, c'est-à-dire la nature des éléments recensés, et de faire figurer ces éléments dans des échéanciers de dépenses effectives et de mouvements financiers.

Les éléments retenus doivent comprendre tout ce qui importe pour l'observateur dans la décision ou l'événement considéré, même les éléments qui ne s'expriment pas en termes chiffrés.


I - ÉNONCÉ

Jusqu'ici, nous nous sommes attachés à dénoncer les mauvaises évaluations des coûts, en particulier celles qui résulteraient d'un usage imprudent des données comptables. Après avoir examiné le cas des biens durables, c'est-à-dire l'influence du temps, nous pouvons maintenant énoncer la définition générale des coûts.

Cette définition n'est pas simple, mais l'expérience montre qu'elle permet, face à n'importe quel problème d'évaluation, soit de trouver des réponses correctes, soit de faire prendre conscience des conventions que l'on est contraint d'adopter.

Le présent chapitre sera consacré à l'explication des différents termes de cette définition.


Le coût d'une décision ou d'un événement est, pour un observateur déterminé, l'échéancier des différences entre toutes les dépenses effectives prises en compte par cet observateur si la décision est appliquée ou l'événement réalisé, et les dépenses effectives prises en compte par le même observateur dans un scénario de référence à préciser.

Les aspects financiers de la décision ou de l'événement doivent faire l'objet d'échéanciers distincts.


II - LE COÛT D'UN BIEN N'EXISTE PAS

Le fait que le concept de coût ne peut pas être attaché sans ambiguïté à un bien se heurte à des habitudes de pensée qu'il convient d'expliciter. En effet, s'il est vrai qu'un bien n'a pas de coût, il lui est attaché des attributs qui y ressemblent : un bien peut en effet avoir une valeur marchande, un coût de revient, voire même, au moins en théorie économique, un coût marginal.

a) La valeur marchande est sans doute, comme on l'a dit au chapitre I, la source de l'illusion qu'un bien possède un coût : en effet, le coût de la décision d'acheter ou de vendre peut souvent coïncider avec la valeur marchande. Mais il n'y a aucune raison qu'il en soit ainsi pour toute autre décision concernant le même bien, ni même que ce soit le seul élément qui intervienne dans l'évaluation du coût d'une telle décision.

b) Le coût de revient n'est défini que lorsque les conventions comptables qui ont servi à l'établir sont précisées. Or nous savons que l'on peut concevoir une grande variété de règles d'affectation et de ventilation, toutes plus ou moins arbitraires, qui donnent des résultats différents. La raison pour laquelle c'est une tentation permanente que de confondre coût de revient et coût tient sans doute au lien formel que l'on établit généralement entre coût de revient et valeur marchande, par le biais du calcul de la marge commerciale : il semble en effet tout naturel de dire que cette marge est la différence entre le prix de vente et le coût de production.

Mais il n'y a aucune raison pour que le coût de la décision de produire un bien soit égal à son coût de revient, quelle que soit la manière dont celui-ci est calculé, puisque le coût de cette décision peut varier dans de larges limites selon la manière dont la décision est prise.

c) Le coût marginal d'un bien est parfois défini comme la dépense entraînée par la production d'une unité supplémentaire de ce bien, ce qui n'a guère de sens. Plus rigoureusement, si l'on suppose qu'il existe une fonction de production reliant la dépense totale D et la quantité fabriquée q :

			D = f (q)

le coût marginal est défini comme une dérivée :

		df(q)     
    Cm   = 	_____

	         dq   

Ce concept attache ainsi un coût à un bien, mais sa définition exige que la fonction f soit connue, continue et dérivable.

Or, dans la pratique, la fonction f est rarement connue, même si la liste des dépenses a été définie. En effet, en dehors des processus techniques simples et bien décrits (par exemple, production d'électricité ou raffinage de pétrole), il existe généralement un grand nombre de manières de produire une unité supplémentaire. Il est toujours loisible de poser par définition que l'on retient la méthode optimale dans chaque cas, c'est-à-dire le minimum de D pour chaque valeur de q, mais ce dont on dispose en fait, c'est seulement de la manière dont la production actuelle est réalisée, et au mieux, de quelques hypothèses sur d'autres niveaux de production concevables.

Quand bien même cette fonction de production serait connue, il est certain qu'elle n'est pas continue en général, parce que la main-d'oeuvre n'est pas toujours payée à l'heure ou aux pièces, parce que la matière première est achetée par unités de conditionnement, parce que l'on bute sur des contraintes de capacité technique, etc.

Enfin, même dans les intervalles où cette fonction serait supposée connue et continue, il est douteux qu'elle soit généralement dérivable, car la dépense engendrée par une production supplémentaire coïncide rarement avec l'économie procurée par la diminution de production symétrique, notamment parce qu'il est plus facile d'augmenter une rémunération que de la diminuer.

Bien entendu, le fait que le coût marginal ne soit pas généralement pas défini en pratique ne retire rien à l'intérêt de cette notion, dans la mesure où l'on explique clairement l'usage que l'on en fait. La théorie économique distingue d'ailleurs coût marginal à court et à long terme, et il est facile de voir que chacune de ces définitions se réfère, non pas à un bien, mais à une décision théorique concernant ce bien ; la définition générale des coûts ne fait que traduire la même démarche d'esprit, mais en faisant abstraction de toute hypothèse sur l'existence de fonctions de production.

III - L'ÉVALUATION D'UN COÛT NE FAIT INTERVENIR QUE DES DIFFÉRENCES

Le fait qu'un coût est le coût d'une décision ou d'un événement implique qu'il ne mesure que des modifications, donc qu'il n'est de coût que relatif. Il est néanmoins utile d'insister sur ce point, car il n'est pas toujours clairement perçu.

Imaginons l'exemple le plus simple qui soit, celui d'une ménagère qui se propose d'acheter pour 5 F de pain. Le coût de cette décision est égal à 5 F que si cette ménagère envisage de se passer purement et simplement de ce pain si elle ne l'achète pas. Mais si, au contraire, elle le remplace alors par des biscottes, ou si elle l'emprunte à une voisine, ou si elle le fait elle-même, le coût est différent.

Ce cas peut être transposé dans une entreprise, qui se poserait le problème du coût de ladécision d'acheter à l'extérieur une pièce qu'elle pourrait fabriquer elle-même. Il est à remarquer que la comptabilité se prête malaisément à l'évaluation du coût, car si la dépense est facile à évaluer dans le cas de l'achat, elle figurera, dans le second cas, dans les comptes matières premières, fournitures et main-d'oeuvre de façon plus ou moins sibylline. La seule comparaison du prix d'achat à l'extérieur et du coût de revient comptable peut être tout à fait fallacieuse et, en pratique, la seule voie de salut est l'étude de l'ensemble des conséquences de l'une et l'autre décisions.

Cette notion de différence est familière dans les calculs de rentabilité, qui sont conduits en confrontant les conséquences du projet envisagé avec un scénario de référence, qui est d'ailleurs souvent une extrapolation de la situation actuelle.

On aperçoit alors une source fondamentale de subjectivité dans l'évaluation de coûts, qui est le choix du scénario de référence. En effet, de même qu'il est toujours possible de défendre une décision ancienne en brossant un sombre tableau de ce qui se serait passé si elle n'avait pas été prise, de même on dispose pour une décision future de deux scénarios à comparer, l'une et l'autre hypothétiques, et il est aisé d'infléchir le coût de la décision dans le sens souhaité. Un chef d'entreprise disait : "mes ingénieurs ont toujours tendance à porter au crédit d'une nouvelle machine qui leur plaît des progrès d'organisation qu'ils pourraient peut-être réaliser avec la machine actuelle".

IV - LE COÛT D'UNE DÉCISIONOU D'UN ÉVÉNEMENT DÉPEND DE L'OBSERVATEUR

Aux discussions dues au caractère conjectural des deux termes de la comparaison s'ajoute une autre cause de subjectivité, plus radicale encore, qui tient à la diversité des intérêts mis en cause par une décision ou un événement particuliers. Cette diversité peut être caractérisée par des limitations dansl'espace, des limitations dans le temps, et par l'intervention d'éléments non quantifiables.

1) Les limitations dans l'espace

Il est fréquent qu'une initiative soit jugée bonne par un responsable subalterne d'une entreprise, et mauvaise par le Direction Générale, et inversement, simplement parce qu'ils ne prennent pas en compte les mêmes coûts. Par exemple, le gestionnaire d'un atelier de production suggérera de renoncer à la fabrication d'un produit vendu trop bon marché à ses yeux, mais la direction pourra considérer que la vente de ce produit est un moyen de s'attacher une clientèle à qui l'on vend d'autres produits qui ne viennent pas de l'atelier considéré.

On comprend, dans ces conditions,les effets bénéfiques ou fâcheux que peut avoir une plus ou moins bonne information des différents gestionnaires sur les conséquences de leurs initiatives. On constate ainsi que des imputations comptables maladroites peuvent conduire à des choix malencontreux.

Un exemple caractéristique de limitation dans l'espace, à une échelle plus importante, est fourni par le décision de fermeture d'une usine déficitaire. Pour la direction financière de l'entreprise, cette décision peut être jugée très bénéficiaire. En revanche, pour les communes entourant l'usine, cette décision peut être jugée très fâcheuse, si les salariés constituent l'apport essentiel de revenus pour ces communes. L'État, le département, la région, de leurs côtés, devront prendre en compte les coûts de toutes natures entraînés par le chômage, les mutations, les activités induites par l'usine concernée, etc. De plus, les seuls aspects monétaires sont loin de pouvoir rendre compte du coût de la décision, comme on le verra plus loin.

2) Les limitations dans le temps

En toute rigueur, une décision ou un événement quelconques font sentir leurs conséquences jusqu'à la fin des temps. Mais il est clair que tout observateur se fixe, explicitement ou non, un horizon au-delà duquel il se désintéresse des conséquences. Il arrive ainsi qu'en toute bonne foi un décideur oublie des effets lointains de ses projets, encore que l'incertitude de l'avenir et les effets de l'actualisation atténuent souvent la portée de telles négligences.

Mais, de toute manière, la définition d'un coût exige que l'horizon choisi soit le même pour les deux scénarios comparés, ce qui n'est pas sans poser parfois quelque difficulté, par exemple pour la comparaison de deux investissements de durée différente : il est alors indispensable de formuler des hypothèses sur ce qui se passera après la disparition de l'investissement le plus court. Mais comme l'horizon retenu répond, explicitement ou non, au critère que les différences entre les deux scénarios sont négligeables après cette date, la rigueur oblige parfois à considérer ce qu'il est convenu d'appeler les chaînes infinies de renouvellements. Ce point est traité en calcul économique.

Il arrive que les limitations dans le temps, conjuguées avec les limitations dans l'espace, conduisent à des divergences d'intérêt irrémédiables. C'est le cas en particulier pour les ressources non renouvelables.

Imaginons une mine où les panneaux de minerai puissent être rangés par qualité décroissante. Il est bien évident que l'exploitant de cette mine est incité à prendre les panneaux dans cet ordre, et à renoncer à l'exploitation dès que le revenu espéré d'un panneau est inférieur aux dépenses effectives que son exploitation entraînerait. C'est pourquoi les mineurs disent parfois que le calcul économique conduit à l'écrémage des ressources. En effet, il est possible, en mélangeant bonnes et mauvaises teneurs, de réaliser une exploitation moins bénéficiaire, mais qui permet de prolonger la durée de la mine. Or, l'État peut avoir des soucis de sécurité d'approvisionnement qui le conduisent à prendre en compte les effets de l'arrêt de la mine. C'est la raison pour laquelle, dans la plupart des pays, l'exploitation des mines est soumise à une législation et un contrôle administratif particuliers.

3) Les éléments non quantifiables

Pourquoi un responsable prend-il une décision ? Une connaissance superficielle de la réalité économique suggère une réponse à cette question : il semblerait que le but commun à toutes les décisions économiques soit la maximisation d'un profit.

Mais, outre le fait qu'il n'est pas possible de définir un profit sans définir un observateur, nous serions exposés, en ne retenant que des éléments monétaires,à négliger parfois l'essentiel. Reprenons l'exemple de cet industriel cité ci-dessus, qui suggérait que l'acquisition d'une nouvelle machine était défendue avec quelque mauvaise foi par ses ingénieurs. Même s'il avait raison sur ce point, il est fort possible qu'il suivît quand même leur avis, parce que si, du seul point de vue des dépenses et des recettes monétaires, l'opportunité de l'achat était discutable, cet achat était susceptible de procurer des satisfactions de prestige, une initiation à des techniques avancées, un regain de coeur à l'ouvrage, tous éléments qu'il faut bien considérer comme des recettes effectives.

Plus généralement, toute décision entraîne des changements, auxquels chaque observateur donne une valeur positive ou négative qui lui est propre. Ce fait est particulièrement apparent dans les décisions de la puissance publique. Construire des écoles ou des routes, modifier l'appareil judiciaire ou la police, fermer une mine, sont des décisions dont la description en termes seulement monétaires serait pour le moins sommaire.

Il en est de même, bien que cette vérité soit moins généralement reconnue, pour les décisions des entreprises. Non seulement la maximisation d'un profit est une description insuffisante de l'objectif d'une entreprise, mais à un instant donné, il n'y a pas de consensus apparent dans le choix de cet objectif entre les différents responsables.

Le contraste que l'on peut observer par exemple entre le fabricant, le vendeur et le financier est significatif à cet égard. Le premier attache une importance particulière à la permanence : il voudrait utiliser longtemps les machines coûteuses et tirer le meilleur parti de l'habileté de la main-d'oeuvre. Le vendeur, lui, doit séduire un client toujours exigeant et toujours nouveau ; il souhaiterait à la limite changer le produit à chaque commande. Le financier, enfin, doit trouver du crédit, donc inspirer confiance aux bailleurs de fonds ; il a donc tendance à privilégier les facteurs de sécurité. On ne peut guère concevoir de quantification permanente de ces trois sortes de préoccupations, et la vie de l'entreprise est faite de compromis mouvants entre elles et d'autres encore.

Les effets des choix des entreprises sur leur environnement donnent un relief supplémentaire aux notions d'observateur et d'éléments non quantifiables. Ainsi, la création ou de la disparition d'un établissement industriel entraîne des modifications d'ordres social, politique, esthétique, écologique qui s'ajoutent aux flux monétaires évoqués ci-dessus. On peut d'ailleurs noter qu'un effet qualitatif tel que la pollution peut se transformer en dépense monétaire par l'effet d'une taxe ou d'une mesure d'épuration des effluents. Il peut aussi se faire qu'un flux considéré comme une dépense effective par un observateur soit considéré comme une recette effective par un autre. Ainsi, l'embauche d'un ouvrier supplémentaire, qui entraîne une dépense pour l'entreprise, pourra être considérée comme un gain pour la collectivité en tant que création d'emploi.

Il est à noter enfin que le mot d'"observateur" qui figure dans la définition générale ne désigne pas nécessairement une personne ou un groupe. Il peut s'agir d'une abstraction désignant un choix de découpage de l'espace et du temps, et une nomenclature d'éléments recensés comme appartenant au coût considéré.

V - APERÇU SUR LES ÉCHÉANCIERS FINANCIERS

La notion de dépense effective évacue les problèmes relatifs aux modalités de paiement et la plupart des problèmes de fiscalité, et les renvoie à des échéanciers globaux au niveau de l'entreprise. Mais il peut arriver que les phénomènes financiers et fiscaux prennent une ampleur telle qu'ils éclipsent l'échéancier des dépenses effectives. A la limite, on cite le cas de certains commerçants de pays pauvres qui gagnent leur vie en vendant chaque produit moins cher qu'ils ne l'achètent. L'explication réside dans le fait que leurs clients les paient au comptant alors qu'ils paient leurs fournisseurs avec trois mois de retard et ils prêtent les sommes correspondantes à des taux tels que cette opération financière rapporte plus que la marge commerciale qu'ils seraient tentés de réaliser.

On peut classer schématiquement les aspects financiers des décisions selon les rubriques suivantes :

a) Les prêts et les emprunts

Le responsable des finances d'une entreprise de quelque importance exerce un métier largement disjoint du reste de l'entreprise. Il lui appartient de trouver les ressources requises pour les paiements et de placer au mieux les excédents de liquidités. Pour cela, les moyens dont il dispose sont d'une grande variété, comme on l'a noté en examinant au chapitre II les postes du passif du bilan. A partir d'une évaluation des besoins de l'entreprise en trésorerie à différentes dates, il procède à des choix en fonction de la durée des opérations (court, moyen, long terme), leurs effets sur les divers ratios, et des taux d'intérêt. La possibilité de certaines opérations est parfois liée étroitement à des dépenses et recettes effectives, comme du crédit fournisseur, ou l'escompte, c'est-à-dire un crédit bancaire garanti par des créances clients, ou au contraire disjointe, comme une émission d'obligations (emprunts à long terme auprès du public) ou des placements sur des marchés spéculatifs. Il est à noter qu'avec les valeurs très élevées atteintes par les taux réels des obligations dans les années 80, les frais financiers sont devenus pour certaines entreprises très endettées un poste majeur de leurs charges. Plus une entreprise est en difficulté, plus l'aspect financier des décisions prend d'importance, car quelles que soient les causes lointaines de cette situation, c'est d'une crise de trésorerie que meurent finalement la plupart des entreprises.

b) Les problèmes de prise de contrôle

Un procédé de financement des entreprises consiste dans des augmentations de capital. A la différence des emprunts, ces augmentations donnent en général un droit de regard aux souscripteurs sur la gestion de l'entreprise. Au-dessus d'un certain pourcentage du capital, un actionnaire pèse sur les choix de l'entreprise jusqu'à pouvoir même les exercer seul. Si les actions sont suffisamment dispersées, un tel pouvoir peut s'acquérir avec un pourcentage limité, par exemple 20 % du capital. Il est clair que si l'observateur est le détenteur actuel de ce pouvoir, la perspective de le partager voire de le perdre pèse d'un poids important dans l'évaluation de la décision en cause.

c) Les aspects fiscaux et les aides de l'État

Les interventions de l'État dans la vie économique ont cru, en nombre et en variété, de manière considérable depuis 1945.

Nous en avons vu un exemple au chapitre III à propos des amortissements comptables : l'État peut autoriser des amortissements rapides pour des investissements qu'il entend favoriser. De nombreuses mesures d'ordre fiscal ont été ainsi adoptées au fil des années, et elles portent sur les aspects les plus variés de la vie de l'entreprise : droits de mutation et d'enregistrement lors des cessions de société, imposition des revenus des actions et des obligations, impôts sur les plus-values de cession des immobilisations, exonération de TVA pour les exportations, déductibilité limitée de certains frais, etc.

Des dispositions fiscales peuvent avoir des effets automatiques sur des décisions concernant des dépenses effectives. Par exemple, une plus-value de cession sur immobilisation, c'est-à-dire l'excédent du prix de revente d'un bien par rapport à sa valeur comptable après amortissement, est déclarée "à court terme" et incorporée au résultat imposable si elle a lieu moins de deux ans après son acquisition, donc taxée au taux d'imposition normal des bénéfices (33,33 % en 1993) si l'entreprise est bénéficiaire, alors qu'une part de cette plus-value est dite à long terme et taxée à un taux réduit (19 % en 1993) si cette cession a lieu après deux ans. Dans certains cas, l'État se réserve la possibilité de moduler une imposition selon l'opportunité de la décision. Par exemple, dans le domaine compliqué de la fiscalité des fusions, une société bénéficiaire qui rachète une société déficitaire n'a en principe pas le droit de retrancher les pertes de la société absorbée de son bénéfice imposable, mais elle peut y être autorisée par le Ministre des Finances s'il juge l'opération souhaitable.

L'État intervient dans ce dernier exemple en renonçant à un prélèvement sur les revenus de l'entreprise ou en le différant, mais il peut intervenir aussi en apportant des ressources, et cela de manière encore plus variée qu'en matière fiscale : apports en capitaux propres, crédits à long, moyen et court terme, garanties apportées à des prêts d'organismes financiers, primes d'équipement, subventions variées, etc. D'autres instances, locales (commune, département, région) ou internationales (Europe) interviennent de la même manière.

Il est courant de noter que l'existence d'un allégement fiscal ou d'une aide publique d'un montant modeste peut infléchir les choix de manière disproportionnée avec ce montant, car un encouragement officiel, même implicite et symbolique, pèse d'un poids important dans les décisions.

d) L'inflation

La notion de dépense effective fait intervenir le prix des biens et des services au moment de leur acquisition, constatation objective qui ne requiert aucune hypothèse sur les variations de ces prix dans le temps. Si deux biens identiques sont acquis à deux dates différentes, il n'y a pas de raison pour que le prix soit le même. A cet égard, il est fréquemment fait mention d'une évolution générale des prix désignée par diverses appellations telles que : inflation, glissement, fuite de la monnaie, etc., qui suggèrent l'idée d'un augmentation de tous les prix à un taux qui leur serait commun.

Mais les prix n'évoluent pas tous de la même manière. Aussi est-on contraint, pour évaluer un indice moyen, de définir un assortiment de produits jugé représentatif de la consommation d'un agent économique déterminé, un "panier". Il peut ainsi apparaître des écarts importants entre diverses évaluations pourtant toutes objectives, parce que le "panier" n'est pas le même.

Si donc la considération de l'inflation des prix n'est pas un aspect négligeable de l'évaluation d'un coût, elle fait partie des critères d'appréciation d'un échéancier de dépenses effectives qui sont propres à chaque observateur.

L'inflation n'a pas de rapport direct avec l'actualisation, bien que l'on appelle parfois "actualisé" un prix multiplié par un coefficient destiné à le rendre comparable à un prix actuel. En effet, dans une période où les prix seraient constants, il resterait vrai que les agents préfèrent une somme d'argent présente à une promesse, ce que reflète le taux d'actualisation au sens du chapitre V. En calcul économique, on choisit parfois comme taux d'actualisation la somme du taux que l'on observerait si les prix étaient constants et du taux d'inflation. Ceci a pour effet d'éliminer l'inflation du calcul. Mais cette opération suppose que l'on se donne ces deux taux, ce qui exige toujours des hypothèses.

Il est clair que la hausse des prix a une influence importante sur les choix financiers. En effet, si le taux d'intérêt d'un emprunt est inférieur au taux d'augmentation des revenus de l'emprunteur, le remboursement est de plus en plus facile d'échéance en échéance.

e) Le change des monnaies étrangères

Dans des opérations internationales, le prix d'un produit libellé dans une monnaie étrangère sera subi par une entreprise française en fonction du prix en francs de l'unité de cette monnaie, et réciproquement. Par exemple, un industriel qui achète ses matières premières sur le marché international à un prix libellé en dollars, et qui revend ses produits en France, voit son bénéfice amputé par toute hausse du dollar ; si au contraire il exporte en dollars il en tire avantage. Il est parfois possible de se protéger contre les fluctuations des taux de change en achetant ou vendant les devises concernées sur des marchés à terme, c'est-à-dire en négociant aujourd'hui, à un prix déterminé, un montant de devises livrable à une date ultérieure. Quand ces opérations à terme ne sont pas possibles, et si les fluctuations du cours sont importantes, le coût d'une décision peut se trouver fortement modifié dans un sens ou dans l'autre sans lien avec les mouvements de biens ou de services.

VI - LE POINT DE VUE DE L'INGÉNIEUR, LA PRISE EN COMPTE DES RISQUES

Il n'est pas concevable que pour chaque choix d'investissement, moins encore pour chaque décision d'exploitation, l'ingénieur s'interroge sur toutes les conséquences des divers scénarios possibles sur l'entreprise dans son ensemble. Les aspects financiers, les aspects fiscaux, les problèmes de change sont gérés par des services spécialisés des entreprises, et lesnécessités de la décentralisation entraînent que l'on demande à l'ingénieur de prendre ces divers aspects en compte à travers des données synthétiques telles qu'un taux d'actualisation, une hypothèse d'imposition des bénéfices et un taux de change de chaque devise. Bien que, du fait de la non-affectation des ressources aux emplois, de telles approximations soient toujours critiquables, elles peuvent se révéler supportables à l'expérience en univers économique stable.

Mais lorsque ces divers aspects sont soumis à des variations soudaines et de grande ampleur, des résultats en termes de recettes effectives peuvent se trouver bouleversés pour des raisons étrangères au champ d'action de l'ingénieur. C'est souvent le cas depuis le milieu des années 70, ce qui a suscité un grand intérêt pour les questions de prise en compte du risque dans les décisions économiques.

On sait que cette voie de recherche achoppe sur deux écueils : les instruments de prévision sont peu fiables, et il n'est pas possible de définir une attitude rationnelle de portée universelle devant le risque. Tout au plus peut-on affirmer qu'en univers mouvant la vertu la plus utile est la vigilance, qui privilégie la vitesse de perception et la vitesse de réaction devant chaque événement.

A ce titre, la considération des échéanciers de dépenses effectives et des échéanciers financiers, même si elle n'est jamais exhaustive, présente l'avantage de mettre l'accent sur tous les éléments de chaque scénario sans qu'ils soient déformés ni occultés par des conventions et des moyennes.