CHAPITRE II

* * * * *

LE PROBLÈME DES MODALITÉS DE PAIEMENT :
LA NON-AFFECTATION DES RESSOURCES AUX EMPLOIS


RÉSUMÉ

Il est intuitif d'associer à l'acquisition d'un bien un mouvement financier : paiement comptant ou naissance d'une dette. Mais ce mouvement financier a des conséquences variées sur la vie de l'agent économique concerné, de sorte qu'il n'est plus possible, a posteriori, d'associer terme à terme les dettes et des biens acquis : il n'y a pas affectation des ressources aux emplois.

En dépit des apparences, les notions de gage, qui associe juridiquement une dette et un bien, et de trésorerie, qui mesure l'aptitude de l'entreprise à faire face à ses paiements à court terme, ne font pas exception à ce principe.

Apparaît donc cette idée que l'évaluation d'un coût doit comporter deux aspects, l'un tenant aux mouvements de biens physiques, l'autre tenant à la vie des dettes et des créances.

Pour tenir compte de cette séparation, le présent cours définit la notion de dépense effective, qui est associée à un mouvement de biens et de services, à l'exclusion de tout mouvement financier.


I - LA PARABOLE DU MANTEAU DE VISON

Un homme désire acheter une voiture de 50 000 F et offrir à sa femme un manteau de vison du même prix. Mais il ne dispose que de 50 000 F d'économies. Aussi achète-t-il la voiture à crédit, ce qui lui permet d'acquérir tout de suite les deux objets, au prix du paiement d'intérêts à l'organisme qui finance l'achat de la voiture. La question posée est la suivante : comment calculer le coût du manteau de vison et celui de la voiture ?

Une première réponse s'offre à l'évidence : la manteau coûterait 50 000 F, et la voiture coûterait les paiements auxquels elle va donner lieu. Mais ajoutons une précision, qui va mettre en cause cette réponse : supposons que dans l'éventualité où cet homme n'aurait pas obtenu de crédit, il aurait choisi de n'acheter que la voiture, en la payant au comptant. Si cette hypothèse est retenue, on est logiquement conduit à conclure que c'est le manteau qui a pu être acquis grâce au crédit, bien que, sur le plan juridique, ce soit la voiture qui ait servi de prétexte et de support concret à l'opération financière.

Sur cet exemple, on voit apparaître une distinction entre mouvements de biens et mouvements financiers qui va servir de fondement à la prise en compte des modalités de paiement dans l'évaluation des coûts.

Pour cela, nous prendrons comme support le bilan comptable, dont la structure met en évidence de façon particulièrement claire la distinction ci-dessus.

II - LE BILAN

1) Le rôle de la Comptabilité Générale

Depuis Colbert, en France, la loi impose aux entreprises de tenir des écritures qui servent de preuve en matière de dettes et de créances, et dont la falsification entraîne des poursuites pénales. Cette origine de la comptabilité explique la rigueur qui préside à la tenue des comptes et le souci constant de vérification de leur exactitude. Elle explique aussi que la comptabilité générale est essentiellement destinée à fournir des informations de nature financière à l'extérieur de l'entreprise.

Aux clients et aux fournisseurssont venus s'ajouter par la suite deux autres catégories d'interlocuteurs : l'État, et plus précisément le fisc, et les bailleurs de fonds.

Par exemple, le résultat comptable servant de base au calcul de l'impôt sur les bénéfices,il est aisé de comprendre que le calcul de ce résultat doit répondre à des règles précises. L'État a même imposé aux entreprises de quelque importance, à partir de 1947, un cadre et une nomenclature uniformes, le PlanComptable Général, modifié en 1957, puis en 1982.

Par ailleurs, l'appel à des fonds extérieurs (actionnaires, obligataires, banquiers, etc.), dont l'usage s'est considérablement développé depuis le début du XXème siècle, a exigé en contrepartie que ces bailleurs de fonds soient en mesure d'apprécier avec justesse l'état de l'entreprise et son aptitude à faire des bénéfices, distribuer des dividendes et rembourser ses dettes.

2) Principe de la comptabilité en partie double

Chaque nature de bien physique (bâtiments, machines, matières premières, produits en cours de fabrication, stocks de produits finis, etc.), chaque nature de source d'argent (caisse, comptes bancaires, créances sur les clients, dettes de toutes natures) fait l'objet d'un compte particulier, où chaque mouvement, positif ou négatif, est enregistré au moment où il se produit.

Pour des raisons de vérification interne, plusieurs principes président à l'enregistrement de ces mouvements :

3) Exemple de bilan simplifié

Une ou plusieurs fois par an, l'entreprise arrête ses comptes c'est-à-dire que l'on calcule tous les soldes. Les soldes des comptes qui concernent les droits de propriété et les obligations vis-à-vis des tiers sont rassemblés dans un compte particulier, le bilan. Le solde du bilan s'appelle le résultat (bénéfice ou perte).

Les noms des deux colonnes :actif et passif ne font guère image. En fait la colonne de droite (passif) représente les ressources de fonds, et la colonne de gauche (actif), les emplois de ces fonds.


        actif                                 passif

immobilisations 1600 capital 1 000 moins amortissements 950 650 réserves 100 stocks de 400 résultat de l'exercice 120 matières premières stocks de produits en cours 200 provisions pour risques et charges 100 stocks de produits finis 250 emprunts à long terme 400 créances clients 250 dettes bancaires à 200 court terme comptes bancaires 300 dettes fournisseurs 200 caisse 70 ________ _________ 2 120 2 120

Quelques postes de l'actif appellent des commentaires.

Supposons que l'on décide d'arrêter l'activité de l'entreprise. En vendant tous les biens aux prix qui figurent à l'actif du bilan, et en remboursant toutes les dettes, les actionnaires auraient& agrave; se partager la différence, soit :

total de l'actif :		2 120

moins total des provisions
et des dettes  :
				  100
				+ 400
				+ 200
				+ 200
				= 900
				_____
				
			        1 220 

On appelle cette différence la situation nette. En raison de l'équilibre du bilan, c'est aussi le total des postes :

capital   	   1 000
réserves	     100   
résultat	     120
		    _____

  		   1 220

Si les actions de l'entreprise sont cotées en bourse, la capitalisation boursière de ces actions, c'est-à-dire le produit du nombre d'actions par leur valeur sur le marché boursier, devrait en théorie être égale à la situation nette. S'il n'en est pas ainsi, c'est évidemment parce quel e cours d'une action ne reflète pas seulement l'évaluation comptablede l'entreprise.

Les comptes : réserves et résultat ne représentent aucun bien physique, ni aucun lien contractuel. Ils servent à comptabiliser les évolutions de situation nette.

Le compte résultat représente l'accroissement de la situation nette de l'entreprise au cours de l'exercice comptable considéré. Dans le bilan représent é ici, ce résultat figure au passif avec une valeur positive : c'est donc que la situation a augmenté, dont il s'agit d'un bénéfice. Une perte figurerait dans la même rubrique avec une valeur négative.

Le résultat est la propriété des actionnaires, qui peuvent en faire deux usages ; soit décider sa distribution, sous forme de dividendes, soit le laisser dans le patrimoine de l'entreprise, et la somme correspondante est inscrite au compte : réserves. En général, le résultat est réparti entre ces deux destinations, et disparaît alors du bilan. Tout se passe comme si l'on remettait le compteur à zéro pour passer d'un exercice comptable à l'exercice comptable suivant.

Le compte réserves totalise donc algébriquement les pertes et les bénéfices non distribués aux actionnaires au cours des exercices comptables précédents. On peut différer cette affectation et stocker ces sommes dans un compte appelé report à nouveau (positif ou négatif).

On voit que le mot "réserves" ne doit pas faire illusion. Il ne s'agit pas de fonds disponibles, mais seulement de la constatation comptable du fait que la valeur des biens de l'entreprise excède le total du capital, des provisions et des dettes.

Le bilan présenté ici ne figure que quelques-uns des postes que l'on rencontre habituellement dans ce compte. Seuls ontété retenus ceux qui permettent d'éclairer la suite de l'exposé.

III. LA NON-AFFECTATION DES RESSOURCES AUX EMPLOIS

Sur ce bilan schématique, on peut voir qu'il n'y a pas de relation nécessaire entre les ressources financières de l 'entreprise et les biens physiques qu'elle possède.

Pourtant, on imaginerait que les dettes aux fournisseurs, par exemple, correspondent à des matières premières qui leur ont été achetées. C'est vrai, mais il est impossible de déterminer quel a été le destin des matières premières correspondantes ; une certaine partie figure encore, sans doute, au poste "stocks de matières premières", mais d'autres sont peut-être incorporées aux produits en cours ou aux produits finis stockés, d'autres enfin sont peut-être incorporées dans les produits vendus.

Par ailleurs, il est fort possible qu'une certaine partie des commandes aient été payées comptant, soit par caisse, soit par chèques postaux, soit par un crédit bancaire.

On peut ainsi imaginer une grande variété de mouvements entre les différents comptes financiers de l'entreprise, sans que les biens physiques qu'elle possède soient en rien modifiés.

Par exemple, on peut rembourser la banque en prélevant sur la caisse ou les comptes bancaires, ou au contraire augmenter le découvert en banque au profit de la caisse ; on peut aussi rembourser le découvert à l'aide d'un emprunt à long terme, etc.

Tout se passe comme si l'entreprise avait en fait deux activités séparées :

Un mouvement de biens, entre l'entreprise et l'extérieur, sauf en cas de troc, a pour nécessaire conséquence un mouvement financier, mais l'inverse n'est pas vrai.

IV - LES NOTIONS DE GAGE ET DE TRÉSORERIE

On rencontre couramment, dans le langage des affaires, des propositions de ce genre :

"l'entreprise cherche un financement pour telle acquisition" ;

"il convient de financer les immobilisations avec des capitaux permanents".

Ces énoncés paraissent impliquer une affectation des ressources aux emplois. En réalité, il n'en est rien ; ils tirent leur origine de deux notions : celle de gage et celle de trésorerie.

Un gage est un privilège légal que possède un créancier sur un bien. Par exemple, en matière de crédit automobile, l'organisme qui avance l'argent prend généralement un gage sur la voiture, ce qui signifie qu'en cas de non remboursement de la dette, la voiture deviendra la propriété du prêteur. Les gages portent différentes appellations (nantissement, hypothèque, warrant, etc.) selon la nature de la garantie.

L'existence d'un gage ne fait pas exception à la non-affectation des ressources aux emplois. Ainsi, dans la parabole du manteau de vison, le fait que la voiture serve de gage à l'emprunt ne retire rien au fait que c'est l'achat du manteau de vison que cet emprunt a permis.

La notion de trésorerie fait référence à l'aptitude de l'entreprise à faire face à ses dettes à court-terme. La mort d'une entreprise peut être due à un état de "cessation de paiement", alors même que la situation nette est largement positive.

Un exemple extrême le fera comprendre. Supposons qu'une entreprise ait le bilan suivant :

actif passif

immobilisations 1 300 capital 800

stocks 100 report à nouveau - 400

banques 50 emprunt à longterme 500

fournisseurs et dettes caisse 50 à court terme 600

_____ _____

1 500 1500

a situation nette s'élève à 1 300 + 100 + 50 + 50- (500 + 600) = 400 ; pourtant, ce bilan donne l'impression que cette entreprise est menacée.

Supposons en effet que les dettes à l'égard des fournisseurs arrivent à échéance le lendemain de l'établissement de ce bilan. Comment l'entreprise va-t-elle faire face à ses engagements ? Elle dispose en tout et pour tout de 50 en caisse et 50 en banque, et de la valeur des stocks (à supposer qu'elle puisse les vendre à un prix convenable dans des délais aussi précipités) soit 100 : au total 200. Il lui reste à trouver 400.

Elle dispose évidemment d'immobilisations de valeur 1300. Mais ces immobilisations représentent généralement des terrains, des bâtiments, des machines, dont la vente, même partielle, entraîne une réduction importante, et peut-être l'arrêt de l'activité del'entreprise.

La seule chance de survie de l'entreprise est donc d'obtenir de nouvelles ressources financières. La solution la plus simple est le renouvellement du crédit des fournisseurs, et certaines entreprises subsistent durablement de cette manière. Mais si cette possibilité est sujette à caution comme c'est le cas ici en raison de pertes importantes sur les exercices précédents (report à nouveau négatif), on peut craindre qu'une augmentation de capital n'ait guère d'attrait pour d'anciens ou de nouveaux actionnaires, et qu'une demande de crédit à une banque, soucieuse de la sécurité de ses placements, n'ait guère de chance d'aboutir.

On comprend ainsi pourquoi on définit, dans les postes de l'actif, des degrés de disponibilité, et dans les postes du passif, des degrés d'exigibilité.

C'est ainsi que l'on distingue classiquement, à l'actif du bilan présenté au paragraphe précédent :


les immobilisations ;

les valeurs d'exploitation :	stocks de matières premières
				+ produits en cours
            			+ produits finis

le réalisable : 		clients

le disponible : 		comptes bancaires
              			+ caisse

et au passif, avant affectation du résultat (cf. p.10 §§ 2 et 3) :

les capitaux propres : 		capital
       				+ réserves
       				+ résultat

les capitaux permanents : 	capital
       				+ réserves
       				+ échéances à 
				  plus d'un an des emprunts

les dettes à court terme : 	dettes et échéances
				à moins d'un an des emprunts
       				+ fournisseurs

Les provisions sont réparties entre ces divers agrégats selon que le risque qu'elles couvrent est plus ou moins probable et à plus ou moins long terme.

Ces regroupements des postes du bilan sont utilisés par les financiers pour calculer un certain nombre de quantités qui servent d'indices à une situation de trésorerie.

On définit ainsi le fonds de roulement, différence entre les capitaux permanents et les immobilisations ou, ce qui revient au même, différence entre valeurs d'exploitation, réalisable et disponible et dettes à court terme. Cette quantité donne une évaluation des ressources dont l'entreprise peut disposer pour faire face aux fluctuations de ses entrées et sorties d'argent.

Les financiers font également usage de ratios, nombres sans dimension effaçant les effets dus à la taille des entreprises et permettant donc des comparaisons, notamment à l'intérieur d'une même branche industrielle. On définit par exemple le ratio de liquidité, rapport du total : valeurs d'exploitation + réalisable + disponible aux dettes à court terme. Les banquiers déterminent, pour chaque catégorie d'activité économique, des valeurs au-dessous desquelles ces ratios ne devraient pas descendre sans danger.

Ces considérations expliquent que, dans la mesure où les entreprises qui veulent emprunter doivent plaider leur cause, certaines structures de bilan sont plus favorables que d'autres à cet égard.

Les deux phrases citées au début du présent paragraphe ne sont donc pas en contradiction avec le principe de non-affectation des ressources aux emplois. La première peut faire référence à un gage, ou au fait que l'entreprise utilise l'acquisition projetée comme argument pour obtenir le prêt, et la seconde signifie simplement qu'il vaut mieux qu'un fonds de roulement soit positif pour la sécurité financière de l'entreprise et celle de ses bailleurs de fond.

V - LA NOTION DE DÉPENSE EFFECTIVE

Puisqu'on ne peut pas associer a posteriori un mouvement financier déterminé à un mouvement de bien, le problème se pose de caractériser le mouvement de bien lui-même de manière non ambiguë. La notion de dépense effective vise à répondre à cette préoccupation, en éliminant de la définition tout ce qui renvoie à un déplacementde sommes d'argent dans le temps.

Une dépense effective est caractérisée par un montant et par une date.

Une dépense effective est liée à l'acquisition d'un bien ou d'un service, à l'exclusionde toute opération financière.

Le montant de la dépense effective est égale au prix qui serait payé pour le bien ou le service si ce paiement intervenait intégralement à l'instant de l'acquisition.

La date de la dépense effective est le moment précis de l'acquisition du bien ou de prestation du service

La notion de dépense effective joue un rôle important dans le présent enseignement.

Elle permet, nous l'avons vu, de prendre acte de la non-affectation des ressources aux emplois.

Mais elle présente d'autres avantages, qui apparaîtront en détail dans les chapitres suivants.

Elle permet d'éliminer l'arbitraire des ventilations dans le temps. Ainsi, la machine payée 100, qui sert cinq ans et qui est alors remplacée au prix de 150, correspond à une dépenses effective de 100 à l'instant 0, de 150 à l'instant 5, sans que l'on ait à se préoccuper de la manière de comptabiliser cette machine pendant les cinq années en cause. Ce sujet sera développé au chapitre III.

La notion de dépense effective permet aussi d'éliminer l'arbitraire des ventilations dans l'espace. Par exemple, une prestation de service entre deux ateliers d'une entreprise qui ne s'accompagne d'aucun flux de bien ou de service entre l'entreprise et l'extérieur correspond, pour cette entreprise, à une dépense effective nulle. Le sujet sera traité au chapitre IV.

Enfin, les dépenses effectives sont les seules quantités économiques que l'on puisse soumettre, en toute rigueur, à des calculs d'actualisation à un taux quelconque. Ce point, qui pose des problèmes théoriques un peu plus difficiles que les précédents, sera étudié au chapitre V.